"Discovering Japan" (*)
On m'avait abondamment et généreusement prévenu avant mon départ du choc culturel que constituerait sans aucun doute mon premier contact avec la culture japonaise, au cours de ce premier voyage à Tokyo. Je m'étais préparé (psychologiquement) en conséquence, et puis... rien ! Rien, sauf le plaisir exquis de l'immersion dans ce pays littéralement magique, où la beauté semble irradier de tout ce qui vous entoure : les gens, les choses, les gestes. Des enfants mignons à croquer, des jeunes gens qui respirent l'élégance, la sophistication et la sensualité, des espaces organisés (souvent) à partir de matière brute (rochers, plantes...) pour créer une vraie respiration au sein de la vie trépidante de la capitale, des produits sur les rayons dont l'alignement, les couleurs, la structure même génèrent un plaisir visuel intense, etc. Décrire tout cela n'apporte rien, je le sais, qui n'ait déjà été évoqué cent mille fois par tout occidental s'immergeant dans l'univers nippon, et mon propos ici est tout autre.
Ce qui m'a le plus surpris, en fait, c'est que, contrairement à ce que l'on m'avait annoncé, je me suis senti "chez moi" à Tokyo. Malgré les idéogrammes mystérieux et la langue incompréhensible. Chez moi, tout simplement parce que j'ai tout de suite reconnu les enfants qui jouent dans les films de Kore-eda, les vêtements et coiffures traditionnels, les kimonos colorés vus chez Kurosawa, les belles femmes retenues et languides célébrées par Mizoguchi, les machos énervés et un peu ridicules des films de Kitano, la campagne calme et géométrique et les arbres imposants dessinés par Miyazaki, le peuple affairé et énergique qu'Urasawa m'a tant fait aimé, les babydolls pink gothiques croisées aux concerts de l'Arc en Ciel, les promeneurs et les petites échoppes dans les rues étroites de Taniguchi, la musique qui surgit ici et là et qui ressemble à des gouttes de pluie de Ryuichi Sakamoto, les restaurants élégants où l'on déguste des vins français de Agi et Okimoto, les étudiants arrogants et beaux comme des lames de Oba et Obata, la politesse attentionnée des gens qui semble n'avoir pas changé depuis Ozu, l'érotisme profond qui se dégage de la posture et des vêtements des femmes comme chez Oshima, les immeubles serrés les uns contre les autres et dressés vers le ciel éclatant attendant l'holocauste promis par Otomo, la nuit aveugle et les regards baissés comme chez Nakata, le fourmillement de cette humanité toute à la fois humble et pugnace que glorifiait si bien Naruse, l'obsession de la sur-consommation technologique chantée par Ryu Murakami, le léger surréalisme enrobant la banalité quotidienne tokyoïte que Haruki Murakami illustre mieux que quiconque, la multiplicité des rituels complexes et contraignants au centre de l'oeuvre de Mishima... et bien sûr, bien sûr, vu par le hublot de l'avion en survolant le Japon, le Mont Fuji comme un pilier de neige qui monte jusqu'au ciel, comme sur les génériques de tant de films immortels...
Depuis mes 20 ans et ma première rencontre avec le cinéma japonais, qui m'a conduit ensuite à en découvrir la littérature, puis les mangas, je vis dans ce Japon-là, que je croyais imaginaire, mais qui m'attendait, sagement, patiemment... Le 17 janvier 2010, en débarquant de l'avion à Narita, ce que je ne savais pas, c'est que je rentrais chez moi.
(*) Merci au grand Graham Parker pour sa chanson du même nom, qui m'a fait vibrer durant plusieurs années, et qui est donc une parfaite illustration de ces réflexions...