Leonard Cohen au Palacio de Deportes de Madrid, le samedi 12 septembre
22h10 : quelques minutes après ses musiciens, Leonard CohenDance Me to the End of Love
: c'est la douche froide, le niveau du son est ridiculement faible, et bien
qu'il soit clair, il y a comme une résonance métallique que l'on imagine
caractéristique de la salle. Je suis assez consterné, d'autant que autour de
moi, ça remue beaucoup, ça jacasse, ça fume même : pas évident de se concentrer
sur les sublimes mélodies et les textes cruels ou virulents du maître. Mais
l'avantage d'un tel concert-marathon, c'est qu'on peut se permettre de laisser
le temps aux choses se mettre en place avec une certaine sérénité : le public se
calme, le son prend de l'ampleur et du volume, je ferme les yeux et oscille
d'avant en arrière comme le headbanger de base (je dois être le seul dans ma
rangée...) : sur Everybody knows, tout baigne, le son est devenu
presque excellent, et on peut commencer à prendre du plaisir... Après un Who
By Fire ample et nerveux (malgré les interminables solos virtuoses et creux
des musicos), c'est la première
surprise de la soirée : un Lover Lover
Lover chaloupant, première addition bienvenue à la set list. Je rêve à un
duo improbable entre Cohen, dont la voix atteint désormais des profondeurs
effrayantes, et McCulloch, son fan et disciple direct. Suit un autre morceau
"nouveau", sur lequel à ma grande honte, je n'arrive pas á mettre un titre. La
première partie du set (de 1 h 10 environ) se termine de manière un peu
soporifique, sur un Anthem étiré au delà du raisonnable par les
présentations des musiciens.
déboule au petit trot sur la scène, vêtu de son costume et de coiffé de son
feutre, terriblement classe, et il attaque
Les lumières se rallument alors qu'un beau dessin est projeté
derrière le rideau de fond de scène. Ma première impression est celle d'un show
beaucoup plus élastique, blues et swing, que celui des débuts de la tournée,
avec la voix magique de Cohen qui s'amuse à aller et venir, sans plus guère
respecter les mélodies originales. Cette liberté de ton, cette alternance de
montées d'intensité (Len passe beaucoup de temps à chanter un genou au sol) et
de baguenaudage sans conséquence, surprend un peu, et joue tantôt en faveur des
morceaux, tantôt contre eux - je pense à l'épouvantable interprétation jazz de
Bird on the Wire avec solos incontinents du pénible numéro 1 aux
instruments (électroniques) à vent.Après 20 minutes d'entracte, on
repart sur le gimmick électronique de la sublime Tower of Song. Cette
superbe introduction va alors placer la barre haut, très haut, pour les 1 h 45
de la seconde partie, qui va - contre toute attente, je l'avoue - atteindre des
sommets vertigineux. Car quelque chose se passe d'un coup dans la salle, oui, ce
qui fait la magie des GRANDS concerts, ce petit truc inexplicable qui fait
qu'une salle et un artiste prennent feu ensemble : un "olé" de joie crié par une
jeune femme sur l'intro hispanisante de Suzanne, une belle version de
Sisters of Mercy, puis soudain... C'est le choc, Cohen entame le
Partisan, dans une version incroyable, où le raffinement un peu exagéré des
musiciens est balayé par la brutalité radicale de la VOIX : sur les écrans
géants, le visage de Cohen a changé, il fait peur, un grand frisson me parcourt,
la foule toute entière réagit, mes larmes coulent sans que je puisse les
arrêter. La soirée pourrait s'arrêter là, sur ces 5 minutes guerrières,
ardentes, littéralement sublimes... Tout le monde se lève et c'est une ovation
spontanée de 3 ou 4 minutes, sans que le groupe puisse reprendre le fil du
concert. Un peu de repos avec une belle version tsigane et sensuelle de
Gipsy's Wife, et l'anecdotique Boogie Street chanté par la
"collaboratrice", Sharon Robinson. S'ensuit une version honnête de
Hallelujah, sans doute désormais un peu trop "convenue" dans sa
parfaite intensité érotico-religieuse. Et ce sera I'm Your Man, repris
en choeur par tous les Madrilènes enchantés qui va relancer la machine, et
transformer ce concert en moment de pure joie.. Juste avant que Take this
Waltz, hommage
particulièrement pertinent ce soir à Garcia Lorca, ne fasse
déferler sur nous un tourbillon de bonheur aussi nostalgique que sensuel. Cohen
virevolte comme un jeune homme, non, comme un gamin joyeux, sur
scène...
Fausse sortie, et tout le monde se lève, se précipite vers le
premier rang. Les chaises volent, les videurs paniquent, le groupe revient. J'ai
réussi à atteindre ce premier rang tant désiré, je suis juste devant la sono, à
quelques mètres désornais de l'un de mes dieux vivants. Autour de moi, des gens
de tout âge s'enlacent, s'embrassent, il y a des gens qui rient, d'autres qui
sanglotent. Cohen nous fait son So long Marianne, puis attaque un
We'll Take Manhattan extraordinaire, reptilien et swinguant, sournois
et exaltant... Le second moment parfait de la soirée. Et Cohen qui danse
encore... fait mine de sortir et revient tout de suite sa guitare en
bandoulière, juste avec ses trois choristes. Les premiers accords s'élèvent...
Je n'en crois pas mes oreilles : Famous Blue Raincoat ! Je crie, je
sanglote, la tristesse cruelle de cette chanson parfaite qui m'a littéralement
"dépucelé" quant à la complexité amoureuse quand j'avais 16 ans fonctionne
toujours aussi bien : imaginez, cette histoire retorse d'un mari cocu qui finit
par remercier l'amant de sa femme pour avoir réussi à lui rendre le sourire.
Sacré Len ! Dommage que le lourdingue harmoniciste vienne faire le virtuose
là-dessus, c'était franchement inutile ! Puis Len se met à genoux, pour trois
minutes d'expiation terrible : c'est l'inattendu, le parfait Chelsea
Hotel ! Autour de moi, tout le monde se regarde, on n'en croit pas nos
oreilles... Si on s'attendait à ça ! Len se fait tailler une pipe par Janis
Joplin, et après avoir plaisanté sur le fait qu'ils étaient moches tous les
deux, lui dit qu'il s'en bat l'oeil s'il l'a bien fait jouir ou non, juste avant
la conclusion, littéralement mortelle : "tu sais, je ne pense plus très souvent
à toi !". L'homme sur scène n'a plus 70 et quelques années, il est à nouveau le
poète à la voix qui tue, auquel nulle femme ne résiste. Le public Madrilène est
chaud, chaud : je dois bien admettre en vivant ces moments exceptionnels que
tout cela n'a rien à voir avec la sympathique vénération du concert de Londres !
A la fin, Cohen, visiblement bouleversé, ne voulant plus quitter la scène, nous
dira : "merci d'avoir conservé tout ce temps mes chansons vivantes !". Et c'est
bien de cela qu'il s'agit, d'une incroyable pulsion de vie.
Plus personne
ne veut partir, même s'il est déjà plus d'une heure du matin. On termine la
soirée dans l'ambiance "fête juive" de Closing Time, puis par le rituel
jeu de I tried to Leave You : jeu de l'enchainement des parties "solos"
de la troupe toute entière, qui ce soir, après tant d'émotions, ne parait plus
du tout rituel, mais devient une célébration de l'amitié et de l'amour de la musique. Et jeu surtout sur les mots de cette chanson, écrite par un amant à la
femme - qu'il aime depuis si longtemps - dont il est fatigué mais qu'il
n'arrivera jamais à quitter : oui, la chanson devient une poignante et ironique
déclaration de fidélité de Len à son public. A la fin, même l'équipe technique
monte sur scène, et même les amants, conjoints et amis des musiciens sont là
pour jouir de cet instant de bonheur en suspension. Cohen ne veut toujours pas
partir, il réfléchit et prend le micro, il nous dit qu'il ne sait pas s'il
reviendra jamais à Madrid (frisson glacé), mais qu'il nous souhaite d'être
heureux, avec nos parents, notre famille et nos amis, comme lui l'est en ce
moment. Il hésite un instant, et il s'adresse alors à ceux qui sont solitaires,
eux, et il leur souhaite de trouver cette chaleur humaine qui est si indispensable. Quand il parle, on n'a pas l'impression d'un discours - même
sincère - d'artiste remerciant son public en transe, on ressent l'affreuse
mélancolie et la merveilleuse générosité qui continuent à s'affronter dans l'œuvre et le cœur de Cohen. Je me dis d'un coup que c'est vrai, il a peut
être raison, nous ne reverrons plus. Mais au moins, nous nous serons tant
aimés.
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