Neil Young and His Electric Band au Zénith le jeudi 4 juin
Bon, ce soir, on n'était pas là pour rigoler, mais pour se prendre encore une
fois, avec le vieux tigre (une dernière fois ? On ne sais jamais...), notre dose
de décibels. Pour voir encore une fois l'un des vrais géants vivants du rock à
l'heure... La set list du concert de la veille m'avait fait saliver, et je
priais pour que la police du son - qui nous avait gâché My Bloody Valentine au
même endroit - ne soit pas à l'oeuvre ce soir... Avant que les hostilités ne
commencent, quelques quolibets à l'intention de spectateurs pleins de principes
discutables ("je suis petit(e) donc j'ai le droit de passer devant" et "si tu ne
me laisses pas passer, c'est que tu n'a pas compris le "spirit", man !") avec
lesquels nous frôlerons l'échauffourée : comme quoi, plus on devient vieux, plus
on devient c., non ? Mais bon, ces différends un peu ridicules seront vite
oubliés, quelques minutes plus tard...
La scène est, comme toujours avec
Neil, envahie par un vaste bordel assez indescriptible, avec des amplis
bizarres, des euh... meubles ?, des gros projos de cinéma, un vieil orgue tou au
fond de la scène, etc. etc. Et Neil Young arrive, accompagné du
même groupe que lors de sa précédente tournée : Ben Keith, Rick Rosas, Chad
Cromwell, Anthony Crawford et sa femme Pegi aux choeurs. Mais on voit tout de
suite que lui est bien plus jeune que lors de son précédent set au Grand Rex, un
set qu'on se remémore comme beau mais un peu fatigué : cette fois, le Canadien
enragé va ni plus ni moins nous prouver que la jeunesse éternelle existe, et que
sa source se nomme : "rock'n'roll". Il attaque d'emblée par un superbe Love
and Only Love, et, même si le niveau sonore est un peu en deça de nos
espérances, la guitare a cette sonorité apocalyptique que nul n'est arrivé à
copier, et un frisson parcourt la foule : on est partis pour quelque chose de
finalement un peu inattendu, un concert allant au delà de nos espoirs, ce que
les vieux Rock'n'Roll Motherf***s appellent "un concert mythique" (même s'ils
usent de ce terme un peu à tort et à travers... ce soir, c'est le mot juste
!).
Deuxième morceau : Neil attaque My My Hey Hey, comme ça, au
bout de dix minutes, et je sens les larmes qui montent en moi. Je hurle avec
tout le monde : "the King is gone, but he is not forgotten, this is the story of
Johnny Rotten !". C'est déjà le grand frisson qui nous saisit, des pieds à la
tête, le basculement irrémédiable dans l'extase. Autour de nous, des gens qui
paraissaient raisonnables sont en train de brailler : "Rock'n'Roll is here to
stay !". Le visage de Neil est tordu par son habituel rictus diabolique, et
comme un forcené, il tire de sa guitare ce son tellurique, complètement
bouleversant, qui fait de lui le "Picasso des guitaristes" (dixit Dan, qui n'a
pas tort, pour le coup : sans doute a-t-il fallu apprendre, puis désapprendre
toute la technique du monde, dont se sont repus les Clapton et autres Knopfler,
pour arriver à tirer des notes aussi essentielles, aussi vitales, d'une 6
cordes). On est déjà dans un autre monde, à un autre niveau de réalité, dont on
ne sortira pas.
A partir de là, à quoi bon détailler chaque titre d'une
set list parfaite ? Pas un moment faible en deux heures (même Get Behind the
Wheel, blues rock heavy, extrait du récent "Fork on the Road" aura été
jouissif ce soir !), et un juste mélange de classiques incontournables
(Heart of Gold, pas un gramme de poussière 35 ans plus tard, Like A
Hurricane avec un final spectaculaire inédit) et de (bonnes) surprises (une
version métallisée et sursaturée du rare Pocahontas, par exemple) ? Je
vais me contenter d'évoquer quelques moments un peu plus exceptionnels parmi
tant :
- Cortez the Killer : rarement jouée, cette pierre de
voûte de l'oeuvre du Loner nous a déchiré l'âme ce soir, longue plainte
hallucinée au coeur d'un monde incompréhensible et cruel, évocation révoltée du
Mal à coup de solos fluides et de mots définitifs, pour le coup. Les larmes
brouillent ma vue quand à la fin, Neil, dur et résigné (non, pas résigné, mais
lucide), nous assène sa conclusion : "Cortez, Cortez... What a Killer !". Une
des chansons vraiment essentielles de la fin du XXe siècle, ni plus ni
moins.
- Old Man : si "Harvest" reste contre toute attente (trop
calme ? Trop propre ? Aurait-on pu croire il y a 35 ans..) l'un des plus grands
albums de l'histoire du rock, l'interprétation de ses titres sur scène m'a
souvent semblé une sorte de passage obligé (les "crowd pleasers") un peu
convenu, voire ennuyeux. Or, ce soir, il n'en est rien : on a tout simplement
l'impression d'entendre Old Man pour la première fois, ou plutôt que
Neil le joue comme s'il l'avait composé le matin même : c'est frais, c'est
bouleversant (n'oublions pas qu'il s'agit d'un récit d'incompréhension mutuelle
entre deux hommes, chacun à l'extrémité de la vie : l'un jeune et à l'aube d'un
succès commercial planétaire, l'autre, vieux, et vivant de peu à l'écart du
monde...). En plus, l'écouter ainsi jouée par l'ancien young man devenu un old
man jette une perspective nouvelle sur son propos. Et puis, les cordes
métalliques de la guitare de Neil claquent, et puis le banjo vient faire
littéralement léviter le public (nouveaux hurlements), et puis la voix de Neil,
qu'on avait entendue fatiguée et brisée ces derniers temps, résonne de nouveau
de cette candeur quasi immémoriale qui en fait l'une des voix les plus exquises,
les plus terrassantes de la musique. C'est tout simplement grand. Après,
plusieurs d'entre nous parlerons de poils ou de cheveux dressés sur la tête.
Moi, je pleure, c'est dans ma nature, sorry !
- Rocking in the Free
World : le rock comme cri de rébellion dans un monde qui nous asservit
toujours plus à coup de lois, de religion, de politique, de crises, c'est bien
entendu "l'anthem" ultime du vieux tigre. Mais ce soir, comme jamais avant, Neil
Young and His Electric Band jouent ce morceau emblématique - et pourtant moins
reconnu que My My Hey Hey ou Like A Hurricane - avec la
puissance d'un "groupe de stadium rock". Mais là où U2 - au hasard - irrite avec
ses guitares héroïques et son goût pour la foule en délire, Neil se contente
d'être parfaitement en phase avec ce que nous avons au fond du coeur : les riffs
se font déluge électrique, la salle - des milliers de bras dressés, bien sûr,
des milliers de gorges qui hurlent : "Keep on Rockin in the Free World" - est
illuminée, le groupe sur scène n'a pas d'âge, Neil représente le parangon du
rock, le sage qui n'a pas oublié le goût de la révolte. Curieusement,
paradoxalement, loin de tout cliché, transcendant la moindre tentation de second
degré, Neil est bien le Dernier des Géants. Géant. Géant. Géant. Le bonheur. Le
bonheur. Le bonheur.
- A Day in the Life : oui, il nous la
fallait, pour finir en beauté, celle-là, l'interprétation par Neil de l'un des
plus beaux titres réellement écrits en commun par Paul et John. On sait depuis
l'année dernière que Neil a trouvé comment respecter à la lettre la beauté
surréaliste et tremblante de A Day in the Life, tout en transcendant le
chaos orchestral un peu arty et tongue-in-cheek qui l'encadre : sa voix évoque
mieux que celles de McCartney et Lennon même les accidents de la vie, tandisque
que sa guitare, qui finit dépecée de ses cordes et hululante, semble figurer
mieux que l'orchestre symphonique de 1967 le désespoir existentiel. On peut donc
dire que Neil a encore trouvé comment magnifier ce morceau exceptionnel, et que
la version qu'il en livre ce soir est l'un des sommets de sa carrière (mais bon,
un court-circuit Beatles-Neil Young, c'est déjà un rêve en soit, non ?) : j'ai
regardé un instant autour de moi les visages des spectateurs au moment du "ah ah
ah" crescendo de la dernière partie de la chanson, et je vous jure que j'y ai lu
une vraie foi. A croire qu'en 2009 comme en 1967 (plus qu'en 1967 ?), le
rock'n'roll peut sauver le monde... D'où ces yeux brillants, ces sourires en
sortant du Zénith.
Un dernier mot sur le public de ce soir, qui mérite un
hommage vibrant : car ce public, formidablement réactif à chaque morceau,
connaissant les mots, anticipants les attaques soniques, admiratifs devant les
coups de force de Neil, vibrant à l'unisson aux moments les plus intenses du
set, a aidé Neil et son groupe a atteindre les nues. L'intense joie, la
satisfaction et la reconnaissance que l'on pouvait lire à la fin sur les visages
de Neil - que l'on sait peu enclin aux démonstrations - et de ses musiciens en
disaient long : ce soir avait été exceptionnel, pour eux comme pour
nous.
Voilà, c'était la 6ème fois (seulement !) que je voyais Neil Young
en live, et j'ai envie de dire que ça aura été la meilleure... Voilà, je sais
bien que la vie continue, que la musique ne change pas vraiment le monde, mais
laissez moi pour quelques instants encore savourer le souvenir de cette
puissance et de cette beauté ! S'il vous plait...
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