"L'adversaire" d'Emmanuel Carrère
Il y a - même ceux qui n'ont pas lu le livre le savent - à la source de
"l'adversaire" d'Emmanuel Carrère, l'un des "faits divers" (terme erroné en l'occurrence) les plus terribles et vertigineux qui soient : l'affaire Jean-Claude
Romand. Ayant été à l'époque et à ma manière sans doute autant frappé que
Carrère - et que des milliers d'autres individus - par cette énigme à proprement
parlé inconcevable, j'ai longtemps refusé de lire ce livre, et aussi de voir les
deux films tirés de cette même affaire. Ayant admiré le travail subtil de
Carrère dans "la classe de neige", je me suis enfin plongé dans "l'adversaire",
et j'ai commencé ce livre incandescent les larmes aux yeux pour le finir la rage
et la frustration au cœur. Il y a fort à parier que c'est ainsi que Carrère l'a
écrit, d'ailleurs, car au final, une fois qu'on a fait le deuil cruel de tout ce
qu'on peut aimer (enfants, femme, amis), et même de toute humanité - Romand
ayant clairement renoncé à la moindre parcelle d'humanité, dévoré par le néant
absolu de ses mensonges absurdes, on découvre qu'il n'y a forcément plus rien à
comprendre, plus rien à pardonner ni à condamner. Les dernières pages ne servent
alors qu'à reconstruire une nouvelle illusion sur le champ de ruines qu'est la
réalité : celle de Dieu, de la foi, du pardon, de l'amour. On sent que Carrère
n'y croit pas plus que nous, qu'il en est même vaguement dégoûté, mais qu'il n'a
plus la force de balayer tout cela de mots forcément partisans. C'est dommage -
à défaut de comprendre, on aurait bien aimé de la révolte, pour purger toute
cette horreur ! - mais d'une logique imparable. Le dernier mot se doit de
revenir aux menteurs.